Le Grand Journal, témoignage sur une émission que j’ai aimée

Puisque Vincent Bolloré en a décidé ainsi, le Grand Journal est parti rejoindre aux cimetières des émissions télévisées quelques-unes de ses devancières réputées. Tous les soirs, entre 2006 à 2015, et de 19h10 à 19h50, j’ai été présent sur le plateau du Grand Journal. Neuf longues années, joyeuses et créatrices, dont je voudrais témoigner ici pour que ne se perde pas tout à fait la mémoire, peut être vaine, d’un travail collectif.

Le Grand Journal a démarré en septembre 2004, produit par Renaud Le Van Kim, présenté par Michel Denisot, et dirigé par Laurent Bon. J’avais déjà travaillé avec ce dernier lorsqu’il dirigeait une émission de Marc-Olivier Fogiel, On ne peut pas plaire à tout le monde, diffusée sur France 3, le dimanche soir. C’est sur le souvenir de cette collaboration que Laurent Bon et Renaud Le Van Kim m’ont proposé, un jour de juin 2006, de les rejoindre pour faire sur le plateau une chronique politique, d’abord hebdomadaire, puis assez vite quotidienne. J’ai accepté immédiatement, et avec enthousiasme, la proposition formulée par les deux hommes. Il me semble, avec le recul, avoir perçu immédiatement au travers de ce premier dialogue la part d’énergie et le talent véhiculé par cette émission. Une intuition amplement confortée par la suite.

J’ai conservé le souvenir assez vif de ma premier rencontre avec une partie de l’équipe. Nous étions fin août 2006 et il s’agissait de tourner le « coming next », générique musical de l’émission. Se trouvaient là des gens avec qui je ne savais pas que je passerai pratiquement dix années de ma vie, Capucine, la costumière, Stephanie, la maquilleuse, Vivian, le coiffeur, Saloua, l’assistante fidèle de Michel Denisot, Francois, le programmateur, et plusieurs autres… Pour moi, et durant tout ce temps, le Grand Journal fut d’abord cette formidable aventure humaine, un concentré de gens compétents et sympathiques, amusants, amusés, élégants, tous unis autour d’un formidable projet télévisuel porté par l’intelligence et l’humanité de Renaud Le Van Kim, son producteur.

A ceux qui jugent, et ce jugement m’indiffère, que j’emploie beaucoup d’adjectifs, ceci: le Grand Journal a marqué une période de la télévision française parce qu’il exprimait précisément à l’antenne ce qu’il était dans la coulisse, de la compétence, du dévouement et un certain sens de l’élégance. D’une certaine manière, le Grand Journal a parfaitement représenté, et pendant des années, une part importante de la culture française, celle que souvent l’on célèbre à l’étranger. Et puis, parce que la culture est un élément instable, la part plus rance et rétrograde de notre imaginaire a repris le dessus, dévaluant ainsi l’essence même du Grand Journal. C’est ainsi que la ringardise est devenue elle-même cette forme de modernité morose dans laquelle s’enlise la France depuis quelques années. Un constat sur lequel je reviendrai plus tard.

En ce jour d’août 2006, je fréquentais donc pour la première fois l’équipe qui portait devant le public, en l’occurrence devant les caméras, les couleurs du Grand Journal. Le premier nom qui doit être cité, bien sûr, est celui de Michel Denisot. Il abordait alors les rives de la soixantaine et sa voix, ses gestes, son maintien, exprimaient l’accumulation des expériences, ce qui lui conférait une évidente autorité dans son rôle de présentateur de l’émission.

Très impliqué dans le projet, très professionnel dans la préparation de chacune des émissions, Michel Denisot apportait davantage que de la sécurité aux personnes présentes sur le plateau. Sans l’avoir jamais formulé, chacun savait qu’avec lui, à aucun moment des centaines d’émissions qui se déroulaient en direct, nous ne nous trouverions sur une mauvaise piste. Il en résultait une forme de sérénité, à mon sens perçue par les téléspectateurs, et qui a participé au succès de l’ensemble. Sur un plan plus personnel, j’ai éprouvé des les premiers instants la gentillesse et la disponibilité de Michel Denisot, et nous avons noué, au fil du temps, une relation amicale qui figure, à l’heure du bilan, au rang des actifs les plus précieux de cette aventure.

Parmi les chroniqueurs de cette rentrée 2006 dont ma mémoire a gardé le souvenir, et pardon pour ceux que je ne citerai pas, figurait Frederic Beigbeder, incarnation rieuse du fameux esprit Canal Plus, dont il m’a toujours semblé que ceux qui le dénigraient y mêlaient une point de jalousie. Et c’est vrai, on pouvait être jaloux de Frederic Beigbeider, virevoltant et cultivé, léger et dense, aiguisé et bienveillant, malicieux et drôle et qui ne cherchait pas davantage que cela à cacher les fêlures et les incertitudes de sa vie.

A côté de lui, Ariane Massenet, qui a fait au Grand Journal parmi les plus beaux cadeaux qu’il fut possible de lui faire. Elle a apporté à l’émission l’intelligence de sa simplicité, la politesse de son sourire, la vivacité de son esprit. Elle a contribué à l’installation, autour de la grande table qui occupait le centre du plateau, d’une forme de fluide positif, mélange d’empathie et de joie de vivre dont la présence quotidienne a été, elle aussi, imperceptiblement perçue par les téléspectateurs.

A ces piliers, s’ajoutaient des intermittents de grand luxe. D’abord, Louise Bourgoin, la miss météo de ces temps là, qui poursuit aujourd’hui sa démarche artistique dans le monde complexe du cinéma. La beauté et l’intelligence s’équilibraient parfaitement chez elle et elle parvenait à introduire avec une facilité déconcertante sa fantaisie, sa fraîcheur, son regard iconoclaste sur la vie au milieu des nuages et du soleil. Un talent a l’état pur, que l’on ne croise que rarement dans on existence.

Et puis, d’apparence plus timide, le regard chargé d’une incroyable dose de malice, se tenait au milieu de la troupe Yann Barthes, le présentateur du Petit Journal. Il y avait chez lui quelque chose qui s’apparente à la fragilité de l’oiseau sur la branche, mais peu comprenait sans doute que là était sa force, capable depuis le lieu qu’il s’était choisi de regarder l’agitation du monde sous son angle particulier et d’en restituer les vanités avec une originalité qui lui vaut’ encore aujourd’hui, un succès mérité.

Je me souviens, dans ces années là, de l’incroyable force du Grand Journal, et notamment de ces moments magiques, sur le plateau, ou tout a coup, le temps s’arrêtait, le silence s’épaississait, parce que Michel Denisot venait d’annoncer la météo de Louise Bourgoin, puis ensuite le Petit Journal de Yann Barthes. Chacun savait alors qu’une forme de talent brut allait s’exprimer et je peux dire aujourd’hui, la joie, la fierté, que j’ai si souvent ressenti, dans l’instant même ou ces choses se produisaient, d’avoir appartenu à cette équipe.

Le Grand Journal, s’il fallait le résumer, n’a finalement été que cela: des femmes et des hommes, derrière et devant la caméra, qui ont cherché pendant des années à donner le meilleur d’eux mêmes. Le concept lui même, en y réfléchissant un peu, est d’une banalité raffinée: le traitement de l’actualité avec la promesse de faire défiler sur le plateau ses acteurs principaux. Mais cela ne fut que le prétexte à mettre en scène le travail de femmes et d’hommes qui, chacun à leur façon, déployaient tout leur savoir faire pour ordonner le désordre.

Sans le vouloir, presque par nature et en accord profond avec l’esprit de la chaîne qui l’accueillait, le Grand Journal a valorisé la tolérance, l’empathie, le respect des autres, qui sont une part essentielle, je l’ai dit, de la culture française telle que le monde autour de l’hexagone l’a repérée depuis longtemps.

Des temps sombres ensuite sont venus, ou revenus, car ces histoires là sont celles d’un mouvement perpétuel. Épuisée par une crise lancinante, rongée par des peurs diverses, la société française a valorisé des expressions plus défiantes, presque mauvaises, qui ne se sont pas trompées quand elles ont attaqué l’esprit Canal, et donc le Grand Journal, caractérisé comme l’expression de la bien pensance, l’esprit bobo, les gauchistes de Saint Germain et d’autres formules assez creuses, çe qui est la garantie de leur succès.

Alors, le Grand Journal a sombré. Sans en être certain, car au fond cela a assez peu d’importance, l’année 2012 a marqué une césure. Presque d’un coup, ce Grand Journal optimiste et lumineux est apparu en décalage avec une France a ce point incertaine d’elle même qu’elle ne souhaite plus que compter sur elle même, ambiguïté perpétuelle du nationalisme qui parvient à faire croire que l’extérieur et l’ennemi et la fermeture de son horizon le salut.

Bref, le bateau a pris l’eau. Michel Denisot s’en est allé, Antoine de Caunes a pris le relais. Quel que soit son talent et sa volonté, le premier est grand et la deuxième forte, il ne pût empêcher le destin du Grand Journal de s’accomplir.

L’instrument de ce dernier s’appelle Vincent Bolloré. Bon. Ce fut pour le moins inattendu, et même d’une certaine manière mal maîtrisée puisque la première balle a atteint les Guignols, tout de même une pièce importante du patrimoine national, avant que finalement la salve ne terrasse le Grand Journal.

Nous savons aujourd’hui que l’émission sera remplacée par une autre dont les contours demeurent mystérieux, et qu’elle sera présentée par Maitena Biraben, jeune femme vive et rayonnante. Peut être après tout s’agira-t-il de remplacer le Grand Journal par le Grand Journal. Des farces comme celle là sont coutumières dans la vie des hommes. Nous verrons bien et il faut souhaiter le succès à ceux qui se lanceront dans cette aventure.

La page est tournée. Je ne peux me défaire d’une certaine tristesse en pensant à ce temps qui est passé et qui ne reviendra pas. J’éprouve aussi une forme légère de colère à la constatation de la victoire de ceux qui ont fabriqué leur beurre gras sur la dénonciation de ce que représentait le Grand Journal.

Mais ces sentiments moroses sont balayés par la force et la gaieté des souvenirs que j’ai emmagasinés tout au long de ces années, et par les leçons diverses aussi, d’humanité comme de journalisme, que j’ai prises au contact de tous ces gens que j’ai aimé. Oui, le Grand Journal est mort. Mais il continue à vivre là où nul ne pourra l’atteindre, ma tête et mon cœur, formidable cadeau pour lequel je veux remercier Renaud, Michel, Laurent et les autres.