Le « non », une passion française

Le « non » semble sorti des entrailles du peuple. Un cri, un refus, et l’impossibilité de lui opposer quoi que ce soit.
Les syndicats salariés disent « non », des syndicats d’étudiants et de lycéens disent « non », des associations, des groupes, des clubs, disent « non ». Une pétition du « non » circule et a déjà battu tous les records, un million de signataires hier, deux peut-être demain. Des partis politiques de gauche, d’habitude en profond désaccord entre eux, disent « non », et l’extrême droite aussi dit « non ».

Alors qui dit « oui » au projet de loi de réforme du code du travail? Le premier ministre, puisqu’il l’a écrite, cette loi. Un ou deux ministres, par obligation, et avec beaucoup d’abnégation. Quant président de la République… On ne sait jamais si le président de la République dit « oui » ou « non », et à quoi il dit « oui » ou « non ». Son talent, cultivé depuis quarante ans, c’est de dire « oui » et « non » à la fois, et à tout.

Enfin, les partis de droite disent « oui peut-être », ou « oui pourquoi pas », mais comme c’est entre deux éclats de rire de voir le gouvernement aussi embarrasse, ça ne compte pas. Et pour terminer, j’allais oublié, le patronat dit « oui » clairement « oui », et c’est tellement clair qu’en fait, il faut le compter avec les « non ».

Le résultat est presque connu d’avance. Le texte tel qu’il a été présenté est mort. Le Premier ministre, avec toujours beaucoup d’autorité, l’enterre dans une interview publiée dans le Journal du dimanche daté du 6 mars. Il s’engage à en réécrire des bouts. Il est donc prêt à en réécrire beaucoup. A moins qu’il ne se soit fait à l’idée de sauter à la manière des bouchons de champagne, de mourrir pour ses idées au champ d’honneur de la politique. Mais à le lire dans le JDD, on a plutôt l’impression qu’il a encore envie de vivre, de rester à son poste, et donc à céder beaucoup au « non » qui le submerge et le noie.

Pour comprendre ce qui se joue devant nous, dégageons-nous un instant de l’émotion, oublions une seconde la force du cri et l’ampleur du refus. Ce texte présenté par la ministre du travail Myriam El Khomry justifie-t-il l’opprobre, la dénonciation publique, presque la haine, que l’on constate?

Si nous levons la tête et regardons au delà de notre cher hexagone, nous constaterons que les Britanniques il y a trente ans, les Allemands il y a dix ans, les Espagnols il y a cinq ans, les Italiens l’année dernière, ont fait bien pire en matière de ménage dans les pages du code du travail. Seulement, nous le savons tous, la sagesse populaire qui recommande de ne pas se juger mais de se comparer, dit aussi que comparaison n’est pas raison.

Alors, allons au texte. Est-il scandaleux? Bof, bof, bof… Tirer bénéfice de la jurisprudence pour définir le licenciement économique apparaît plutôt intelligent. Envisager d’encadrer les indemnités prud’homales mérite débat. Quant à la place des accords d’entreprises dans une société économique ouverte sur le monde, il est évident qu’elle est trop faible dans l’hexagone.

Bien sûr, ce qui a été écrit peut être discuté, modifié, amendé. Et ce le sera. Mais on ne voit rien dans cette loi qui mérite ce déferlement de mots, d’indignation, de colère, d’anathèmes, de dénonciations, de reniements. Ce « non », puissant, irrésistible, sorti, on l’a dit, des entrailles du peuple, ce « non » apparaît un peu excessif, un peu grandiloquent, un peu gênant même, mais malheur à celui qui dira cela car en France, on ne s’oppose pas au « non », on respecte le « non », on s’agenouille devant le « non », car en France, voyez-vous, c’est le « non » qui fait l’histoire.

Ne remontons pas, ce serait trop tartemuche, à Vercingetorix, « non » à Cesar, ou à Jeanne d’Arc, « non » aux Anglais, pour explorer cette passion française du « non ».

Prenons, pour poser la première pierre du raisonnement, la stature altière et la voix forte de Charles de Gaulle, le Général de Gaulle, immense personnage de notre imaginaire politique, le plus grand probablement, et dont l’acte héroïque, authentiquement courageux, formidable, fut de dire « non » à Hitler, « non » à Vichy, « non » à la honte et au déshonneur de la collaboration. Est-ce cet épisode, particulier et grandiose, qui a infusé en nous, dans nos veines et nos esprits, le goût de la résistance et du « non » qui va avec? En tout cas, à partir de là, quel festival!

En 1954, l’Allemagne, la grande Allemagne devenue modeste et coupée en deux, donc l’Allemagne située à l’ouest du continent européen, propose avec enthousiasme à la France de fondre en une seule les armées des deux pays. Le projet est formidable car à partir de l’outil militaire, Français et Allemands bâtiraient une diplomatie commune pour utiliser la force , ce qui permettraient plus tard d’imaginer des institutions communes et le tout donnerait ainsi vie à l’Europe politique qu’officiellement les Francais et les Allemands appelaient de leurs vœux.

Ah oui, mais justement, c’était compter sans la France. Car du fond des entrailles est monté un « non » puissant et irrésistible, porté par deux forces que tout opposait en ces années là, gaullistes et communistes, les deux ensembles, qui ont amené le pays au bord de la guerre civile, et qui ont finalement triomphé.

Le « non » de 1954 a rétamé le projet de la CED, pour Communauté européenne de défense, concept mort-né qui a irrémédiablement tué tout idée d’Europe politique, c’est-à-dire d’une fusion des institutions pour unir vraiment les destins des deux peuples après une terrible guerre.

C’est d’ailleurs parce qu’ils ne voulaient pas voir leur édifice partir en lambeaux après ce retentissant « non » Français à la CED, que les ingénieux mécaniciens de l’Europe ont imaginé la voie économique, celle du traité de Rome, signé en 1957, et dont l’euro et le marché unique sont les enfants naturels.

Deux remarques encore à propos de cet épisode fécond. Qui, en Europe, critique le plus depuis des décennies l’absence de vision politique de l’Europe? La France, qui pourtant a torpillé l’Europe politique. On peut comprendre que, parfois, nos partenaires soient las des moulinets de la grande Nation.

Et deuxième remarque: ce « non » à la CED est tombé dans les oubliettes de l’histoire. Il n’est ni enseigné, ni retenu, ni donné en exemple comme un grand moment de notre vie collective. Très vite, la honte, la gêne, se sont installées au point qu’à la célébration et sans le dire, nous avons collectivement choisi l’oubli.

L’autre grand « non » de notre histoire est aussi européen. Son année: 1992. Son objet: l’euro. Certes, le « non » cette fois a perdu, mais quelle intensité dans le combat, quelle bravoure, quel génie, accordés à ceux qui l’ont mené.

D’abord, pourquoi le « oui » a-t-il gagné un dimanche de septembre 1992, gagné de justesse, ric-rac, mais gagné quand même? Parce qu’une frange étroite de la population pourtant las enthousiasmé par la monnaie unique, a compris que la victoire à nouveau du « non » sonnerait, après la CED, le glas définitif de l’idée européenne. En effet, après avoir enterré l’Europe politique, la France ne pouvait pas devenir le fossoyeur de l’Europe en tuant aussi l’Europe économique.

Alors, le « oui » a gagné mais les lauriers ont été pour le « non ». La France, nous le voyons bien aujourd’hui, n’aime pas l’euro, n’a jamais fait d’effort pour l’euro. Nous ne savons même pas que de tous les pays qui participe à cette zone monétaire, nous sommes les seuls à n’avoirjamais respecté les règles du fameux traité de Masstricht qui institue l’euro. Nos déficits et le niveau de notre dette ont toujours été au dessus des critères arrêtés en commun, ce qui est une autre façon, lente et perverse, de tuer l’euro. Nous y arriverons un jour.

Savons-nous pourquoi nous avons créé l’euro? Oh, pas de gaieté de cœur, mais cela aussi nous l’avons oublié. A la fin des années quatre-vingt dix, l’Allemagne de l’ouest devenu un géant économique était proche de se réunir avec sa sœur de l’Est, détruite par les mensonges du communisme. Une Allemagne réunifiée au coeur de l’Europe aurait réduite à rien la machine économique française déjà rongée par les rigidités qui nous font encore souffrir aujourd’hui.

Alors, François Mitterrand a eu une grande idée: se saisir du projet de monnaie commune, déjà formulée par les Allemands mais que nous leur avions envoyé souverainement au visage, pour tenter de dévier le cours souverain de l’histoire qui aurait refait de l’Allemagne la grande nation dominante. Vous vous reunifierez, soit, dît François Mitterrand au chancelier Helmut Khol. Mais pour éviter de voir retourner l’Europe à ses vieux démons, je vous propose de marier notre franc faible à votre mark fort. Nous l’appellerons l’euro.

Ce serait aujourd’hui, l’Allemagne refuserait. Mais à l’époque, l’Allemagne fut généreuse, encore culpabilisée par son histoire, elle l’est moins aujourd’hui, et elle accepta de faire cadeau à la France de son bien précieux: le mark.

Imaginez un instant la tête de ces Allemands voyant les Français dénigrer aussi fortement le cadeau lors de la campagne référendaire de septembre 1992… Mais finalement, au bout du bout, sans gloire et dans le suspens, 50,5% des suffrages, le « oui » l’emporta.

Tiens, que devint le « non »? Voilà une question que jamais on ne pose, et c’est dommage.

Trois personnalités défendirent ardemment le « non »: à gauche, Jean-Pierre Chevènement; à droite Charles Pasqua et Philippe Séguin. Tous trois gagnèrent là des diplômes de bravoure auprès de la « pensée unique », responsables, selon eux de tant de maux. Ils demeurent dans les mémoires comme des gens courageux, lucides, ayant prévu et annoncé les difficultés. Des grands hommes, ces trois là, et qui justement firent quoi de leur défaite d’avenir?

C’est bien là le problème. Et Chevènement, et Pasqua et Séguin, qui avaient promis de faire don de leur corps à la France éternelle gérèrent tous les trois leur succès comme des petits politiciens oublieux de la grandiloquence de leurs propos passés.

A l’élection présidentielle qui suivit, en 1995, chacun des trois aurait pu se présenter à l’Elysée pour faire vivre le « non » à Masstricht et à l’euro. Ils avaient, pour la candidature, des lettres de créances suffisantes.

Pourtant, aucun des trois ne fit ce choix. Jean-Pierre Chevènement soutint dès le premier tour le socialiste Lionel Jospin, partisan du « oui » à l’euro en 1992. Charles Pasqua soutint dès le premier tour Édouard Balladur, partisan du « oui » à l’euro en 1992. Philippe Séguin soutint dès le premier tour Jacques Chirac, partisan du « oui » à l’euro en 1992.

Personne ne le raconte parce que personne ne veut accepter cette vérité simple: le « non » à l’euro qui transporta d’enthousiasme des millions de Français n’a rien engendré, rien fécondé, rien donné. Sitôt hurlé, sitôt oublié.

Et l’on est passé à autre chose, d’autres combats qui n’attendaient que la passion française pour écolière. L’Europe, encore, en fait les frais.

Après l’accouchement difficile de l’euro, les Européens convaincus, ils sont généralement Allemands, ont eu l’idée de graver nos destinées communes dans une Constitution. Ils n’y voyaient pas malice. Ils pensaient que ce serait juste le réel qui serait codifié dans quelques articles. Par intuition ou prudence, les initiateurs de ce texte confièrent le soin à Valéry Giscard d’Estaing de présider l’écriture de ce texte fondamental européen. Peut-être certains pensaient-ils que les Français ne s’opposeraient pas un Français, d’autant que vu de Berlin, celui là était Auguste.

Quelle caguade! A peine l’encre était-elle sèche sue la passion du « non » enflamma l’hexagone à l’occasion du référendum qui eut lieu en mai 2005. Avec le recul, ce projet de Constitution était plus boursouflé qu’inquiétant. Ce qui fit que les partisans du « oui » furent mous et maladroits, et les artisans du « non » pétulants et performants. L’affaire fut vite pliée, la Constitution jette aux orties et les Allemands, une fois de plus, marris devant ce peuple légèrement imprévisible.

Parlons là aussi des meneurs. Des recherches savantes livreraient sans doute des noms que ma mémoire a expulsé. Je ne me souviens que de Laurent Fabius. Sans doute lassé d’avoir été aussi souvent et aussi longtemps le bon élève de la classe, il se lança a corps perdu dans le combat du sauvetage de la France, évidemment menacée par le tas de papier constitutionnel et il participa ainsi, avec d’autres, à la victoire, que dis-je, au triomphe du « non ».

Assis sur ce tas d’or, Laurent Fabius ne fut pas capable de se faire désigner candidat de son parti à l’élection présidentielle qui suivit deux ans plus tard, en 2007. Plus tard encore, 2012, il devint ministre des affaires européennes, au service d’une politique qu’il avait combattu et dans la défense des textes qu’il avait pourfendu.

Le « non », au fond, est un girouettisme qui va bien à ceux qui l’adoptent.

Des « non », il y en a eu aussi dans notre politique purement intérieure. Là, pas de référendums. Des manifestations, des mobilisations, et à chaque fois, les bons contre les méchants, les durs contre les mous, et à la fin, devinez qui gagne: les bons et pas les mous.

Pour aller vite, il y a dix ans, en 2006, Dominique de Villepin, premier ministre, un des plus grands brasseurs de vent qu’il m’ait été donné de rencontrer, inventa un contrat de travail assez expéditif pour les jeunes. Sa vraie faiblesse était que le patron pouvait renvoyer son petit jeune quand il le voulait, et surtout sans lui dire pourquoi. C’était sôt, mais amendable. Hélas pour ce CPE (contrat de première embauche), la faille fut mortelle. Une fois les forces du « non » déchaînées, le romantisme s’empara de la Nation qui expulsa et le texte et son mentor dans les oubliettes de l’histoire. En attendant, le chômage des jeunes en France demeure à des sommets dont la hauteur suffit à décrire le scandale.

Dix ans plus tard, nous reprenons l’écriture du film. La révolution pointe. Les forces Vives se sont levées. Malheur à qui les dénigrera ou s’en moquera. Réapparaissent les étudiants éternels, bientôt trentenaires et toujours écoliers, incertains des chemins de leurs vies et promis juré, pas du tout en contact avec des responsables politiques désireux d’embêter le gouvernement. Réapparaissent aussi tous les chanteurs de blues, qui pensent qu’une virgule enlevée ici et un paragraphe remanié là mettraient en péril la grande Nation, son histoire, son destin, et tout ça pour ça, de Clovis à Hollande, en passant par les quarante Rois qui ont fait la France.

Déjà, Le premier ministre est sur le reculoir, prêt à sacrifier tout ce qui doit l’être pour demeurer à Matignon. Il sacrifiera beaucoup. Déjà les partisans du « non » emplissent les frigos de champagne. Ils savent que la victoire leur est acquise. Et déjà le monde entier regarde ce grand et beau pays, finalement plus doué pour le tourisme, c’est-à-dire l’accueil de ceux qui peuvent se payer des vacances, que pour la compétition économique internationale.