Eric Zemmour, anatomie d’une chronique gênante sur le Cardinal Barbarin

J’ai hésité avant de déconstruire la chronique d’Eric Zemmour, consacrée au cardinal Barbarin, et diffusée dans la matinale de RTL, le jeudi 17 mars. J’ai hésité non pas par égard pour l’auteur, mais plutôt pour éviter de nourrir une suspicion, infondée, de vengeance vis-à-vis de RTL, une radio pour laquelle j’ai travaillé durant douze ans et dont j’ai défendu hier, et respecte aujourd’hui, le projet éditorial. Cependant, cette chronique d’Eric Zemmour concentre tellement de caractéristiques propres à sa démarche politique et son cheminement intellectuel, que j’ai décidé de passer outre d’inévitables commentaires sur un supposé ressentiment personnel, qui n’existe pas et que donc je n’éprouve pas.

La séquence diffusée jeudi matin sur RTL commence par un lancement, effectué par Yves Calvi, animateur de la matinale. Il s’adresse à Eric Zemmour en rappelant que deux jours plus tôt, le premier ministre a appelé le cardinal Barbarin à « prendre ses responsabilités ».

Eric Zemmour entame sa chronique, 3 mns et 15 secondes, en critiquant l’intervention du Premier ministre, rejoignant en cela d’autres commentateurs. Puis, il évoque le sort de l’archevêque de Lyon:

« Monseigneur Barbarin, dit-il, n’est pas à terre, il est sous terre, rudoyé, lacéré, flagellé. Ce n’est plus une mise en accusation, ni une condamnation mais une immolation, et tant pis si les faits remontent à 25 ans et s’il n’est coupable personnellement d’aucuns gestes répréhensibles. Il n’y a pas de fumée sans feu. »

Sur la forme, Eric Zemmour est efficace. La formule: « il n’est pas à terre mais sous terre », frappe par sa force et sa simplicité, de même que le rythme ternaire: accusation, condamnation, immolation. Il y a, c’est incontestable, du savoir faire. Mais sur le fond, quel galimatias.

D’abord, personne ne reproche des faits de pédophilie au cardinal Barbarin. Quand Eric Zemmour dit: et tant pis s’il n’est coupable personnellement d’aucuns gestes répréhensibles, il suggère, mais sans le dire, trop malin pour ça, que certaines personnes imputent des gestes déplacés à l’homme d’Eglise. Ce qu’il scande, l’air faussement navré, avec cette formule passe-partout: il n’y a pas de fumée sans feu, variante de: calomniez, il en reste toujours quelque chose.

Ici, comme souvent, Eric Zemmour nage en plein fantasme. Il fait allusion à des faits inexistants, dénonce des accusations que personne n’a formulées. En revanche, et c’est une seconde bizarrerie pour quelqu’un qui devrait appuyer son texte sur des réalités, il ne mentionne ni les victimes, ni ce qu’elles reprochent précisément à l’archevêque de Lyon.

Pour mémoire, il s’agit d’hommes d’une trentaine ou d’une quarantaine d’années aujourd’hui, qui, enfants dans la région lyonnaise, ont été victimes d’attouchements de la part de prêtres. Ces derniers sont ensuite demeurés de longues années au contact de jeunes garçons dans leurs activités pastorales, alors même que leur hiérarchie, le cardinal Decourtray d’abord, le cardinal Barbarin ensuite, avaient été informés de leur déviance sexuelle.

Ainsi, ce qui est reproché aujourd’hui au primât des Gaules, ce ne sont en aucun cas des attitudes déplacés, mais plutôt une absence de réaction, de décisions, face à ces prêtres pédophiles. Ce qui est en cause ici le concernant, c’est un manquement à ses devoirs, une défaillance dans l’exercice de ses responsabilités. Et de cela, on ne trouve nulle trace dans le propos d’Eric Zemmour.

Allusion, invention, puis indignation devant ce tableau qui n’existe pas: voilà les fondations de la chronique d’Eric Zemmour, ce jeudi 17 mars, sur RTL. Placée sur ces bases là, elle ne peut que dériver vers des horizons de plus en plus fantasmés. La preuve avec cet extrait:

« Le bûcher médiatique [pour le cardinal Barbarin] a été dressé à la hâte et chacun y jette son fagot. Ils sont venus, ils sont tous là, tous les anticléricaux de vielle souche républicaine qui mènent des guerres d’il y a un siècle, tous les pseudo comiques trop content de se payer une religion sans risquer de rafales de kalachnikov, tous les partisans du mariage pour tous qui n’ont pas pardonné à notre prélat l’idée saugrenue que le mariage était ce lien sacré entre un homme et une femme pour fonder une famille. Il est vrai que si les hommes d’Eglise se mettent à défendre haut et fort l’enseignement des évangiles, où va-t-on? »

Le bûcher médiatique? La formule est sotte. L’ensemble des médias ont parlé durant toute la semaine du cardinal Barbarin, oui, parce que c’était l’actualité. S’agit-il pour autant d’un bûcher? Si oui, alors il faut demander aux journaux, radios, télévisions, de ne plus parler d’une affaire qui est en train de se dérouler, devant nous. Eric Zemmour confond l’effet de masse que produit le traitement de l’actualité avec la vindicte, la hargne, le parti pris, qui sont là totalement absents.

Car c’est la seconde source de fantasmes, l’anticléricalisme qu’évoque le chroniqueur n’existe pratiquement pas. Aucun commentaire, aucun éditorial, n’a englobé dans la restitution des faits l’ensemble de l’Eglise, la totalité des prêtres, ni décrit la religion chrétienne comme intrinsèquement perverse. Si l’on veut bien faire un recensement objectif des différentes prises de parole, on se rendra compte d’un traitement équilibré et serein des faits relatés. On ne voit pas bien, pour l’instant, où sont les « anticléricaux qui mènent des guerres d’il y a un siècle », ni qui ils sont, et s’ils prennent la parole un de ces jours, il faudra leur demander de se taire. Car ce qui est en cause, ce n’est pas l’Eglise, mais l’attitude d’un homme, responsable éminent, dans l’église.

Au passage, il faut noter la petite allusion, oh légère, d’Eric Zemmour à l’Islam. L’air de rien, au détour d’une phrase, il dénonce cette religion, pas du tout concernée par cette histoire, coupable selon lui de régler leurs comptes à ses détracteurs à coups de Kalachnikov. Pressé par le temps, le chroniqueur ne précise pas que ce sont des extrémistes de cette religion qui agissent ainsi. Il livre la phrase brute, sans mise en perspective, à charge pour l’auditeur de mettre lui même le sujet à distance.

Ce court passage est caractéristique de l’islamophobie qui marque constamment le travail intellectuel d’Eric Zemmour. Il a même été condamné pour cela, et récemment encore, décembre 2015, pour « incitation à la haine », après des expressions globalisantes, et offensantes, sur l’islam.

Ceci à son importance car il est ainsi possible de qualifier exactement le positionnement d’Eric Zemmour. Interrogé à son sujet dans le numéro de Télérama du 16 mars, Christopher Baldelli, président du directoire de RTL, qui s’exprime très rarement sur son chroniqueur, dit ceci:

« Je ne crois pas qu’ [Eric Zemmour] incarne le populisme, mais le souverainisme. »

C’est faux bien sûr. Le souverainisme se définit par son hostilité à la construction européenne, et donc à l’euro, à la disparition des frontières et à la libre circulation des biens et des personnes. Jean-Pierre Chevènement est souverainiste, Nicolas Dupont-Aignan aussi. Mais quand s’ajoute le rejet de l’islam, alors nous sommes face à un populisme, et de ce point de vue, Marine Le Pen est une pale populiste comparée à Eric Zemmour.

Enfin, il faut faire un sort rapide au lien qui existerait entre le surgissement de ces histoires et l’opposition du Cardinal, voilà trois ans, au mariage pour tous. Ce conspirationnisme ne s’appuie sur aucun élément. Les gens qui ont porté plainte contre les curés lyonnais, puis contre Monseigneur Barbarin l’ont fait pour se soulager du traumatisme qui les accable, et qui n’a rien à voir avec le débat politique antérieur.

La chronique se poursuit, ce jeudi 17 mars, par une intervention d’Yves Calvi, le responsable de la matinale de RTL:

« Mais la pédophilie est un acte extrêmement grave. »

Dans le jargon du journalisme, on appelle cela une relance, généralement convenue par avance avec le chroniqueur. Ici toutefois, elle résonne étrangement. Le sentiment s’installe que RTL, par l’intermédiaire d’Yves Calvi, a voulu se couvrir par une position nette de condamnation de la pédophilie, ce que, jusqu’ici Eric Zemmour n’a pas fait, puisqu’il n’a pas encore parlé du sujet.

Ainsi couverte, RTL rend la parole à son chroniqueur:

« Extrêmement grave, oui, Yves, mais la pédophilie est de tous les temps, et de toutes les sociétés. L’antiquité grecque est restée célèbre pour les initiations de ces jeunes ephèbes, parfois très jeunes, par des sages chenus. Casanova confesse dans ses mémoires son goût pour des fillettes de douze ans prostituées par leurs mères. Encore aujourd’hui, au Moyen-Orient, des petites filles sont vendues et mariées de force. Le Califat et Boko Haram en font un commerce lucratif, et des pays tolèrent et pratiquent ce commerce infâme. On hésite à condamner leurs dirigeants qui sont souvent nos alliés et nos clients. Certains même reçoivent la Légion d’honneur. »

Ce passage suscite un vrai malaise. Il conduit à s’interroger sur la pensée réelle d’Eric Zemmour.

La pédophilie est-elle un acte extrêmement grave? Oui, répond clairement le chroniqueur avant d’ajouter un « mais » qui surprend et, littéralement, déroute… Ce « mais » relativise la condamnation puisqu’il est dit que la perversion est de tous les temps, sous toutes les latitudes. Donc, Eric Zemmour signale une fatalité à laquelle il semble se résigner.

Les exemples qu’il donne paraissent spécieux et n’ont soit aucun intérêt, soit sont très orientés. La Grèce antique et Casanova respirent la vieillerie et la marginalité. Assez nuls, en fait, en terme d’exemplarité. En revanche, aujourd’hui nous dit-il, de telles choses se passent au Moyen-Orient. Et d’insister, d’amalgamer des groupes terroristes à une Légion d’honneur, c’est-à-dire de tout embrouiller et de ne rien expliquer, juste pour diffuser le message, probablement reçu ici ou là cinq sur cinq, que les vrais pédophiles, on sait où ils se trouvent.

Nous sommes là à la fois devant une tentative de banalisation et une volonté de stigmatisation. Banalisation en Occident, stigmatisation en Orient. On pourrait dire: du grand art, vraiment. Et aussi, une perversité immense, et dérangeante.

La conclusion emprunte au même registre:

Après avoir dénoncé la pédophilie – réelle ou supposée – de certaines figures de la gauche française dans les années soixante dix, Eric Zemour enchaîne:

« Cette époque est heureusement révolue. Nous avons sacralisé l’enfant roi et fait de la pédophilie le crime des crimes. Nous avons pour les pédophiles l’horreur sacré qu’inspirait le régicide sous la monarchie, sainte et légitime horreur. Nous appliquons tous, même sans la connaître, la célèbre parole de Jésus: chaque fois que vous l’avez fait à un de ces petits, c’est à moi que vous l’avez fait. Et le même Jésus a aussi dit à ceux qui voulaient lapider la femme adultère: que celui qui n’a jamais pêché lui jette la première pierre. »

Fin de la chronique, et dans cette partie là, tout paraît bancal.

Difficile, d’abord de comprendre la référence au régicide. La pédophilie est une violation de l’innocence, un viol du consentement, un abus de l’autorité. Quel rapport avec le régicide, acte politique, monstrueux et condamnable, mais intéressant des adultes engagés dans un combat pour le pouvoir. Et si l’auteur veut seulement comparer l’horreur qu’inspirent les actes, chacun dans leur époque, la comparaison tombe à plat car en France, avant 1791, personne n’avait sérieusement pensé au régicide, qui ne pouvait donc pas structurer des angoisses massives.

Encore plus bancale, la citation de Jésus. Ici, Eric Zemmour commet un total contresens. Il cite l’Evangile selon saint Matthieu, et plus précisément cette scène où Jésus, séparant les hommes qui l’entourent en deux groupes, remercie ceux qui lui ont donné à manger quand il avait faim, et lui ont procuré un toit quand il ne savait où dormir. Mieux, il les remercie de l’avoir accueilli alors qu’il était étranger. Un véritable migrant ce Jésus. Et à ces hommes qui s’étonnent car ils ne se souviennent pas de l’avoir aidé lui, le Seigneur répond:

« Chaque fois que vous l’avez fait à un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »

Jésus ne parle donc pas d’une action négative, comme le présente Eric Zemmour. Il ne dit pas, en faisant du mal à ces enfants vous m’avez fait du mal. Il dit: en faisant du bien à ces enfants, vous m’avez fait du bien. Aujourd’hui, Jésus accueillerait des Syriens, et pas Eric Zemmour qui le cite de travers. Cocasserie d’un faux intellectualisme.

Mais surtout, c’est la chute qui surprend et dérange… Jésus a dit: que celui qui n’a jamais pêché lancé la première pierre… Qui sommes-nous, qu’avons nous fait, pour juger et Lapider? On voit bien le sens de l’interrogation du Christ face à l’adultère, à l’infidélité des hommes et des femmes. Mais rapportée à la pédophilie qui motive cette chronique, que signifie le choix de cette citation?

Il y a là quelque chose d’étrange, ou mieux, de brumeux, signe d’une pensée tortueuse, souvent peu compréhensible, bien enrobée, ça oui, mais allusive, fantasmatique, perdue dans des songeries qui n’ont que peu de rapport avec la réalité.

En soi, on ne peut pas qualifier la pensée d’Eric Zemmour d’inquiétante. C’est le succès qu’elle rencontre qui l’est, inquiétant, et aussi de ce qu’il dit sur nous.